Jacques Launay
Les pieds sur terre, le coeur en mer Aujourd’hui nous échangeons avec l'Amiral Jacques Launay. Nous le rencontrons pour découvrir non pas un dirigeant d’entreprise de la société civile mais un leader issu du monde militaire. Bonjour Amiral, aujourd’hui nous vous rencontrons pour découvrir non pas un dirigeant d’entreprise de la société civile mais un leader issu du monde militaire. Cet échange a pour objectif de dévoiler ce qui a fait de vous un leader de la Marine Nationale et ainsi comprendre les éléments qui peuvent aider les dirigeants d’entreprise dans leur mission. Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter votre cheminement professionnel pour comprendre comment on devient Amiral. Cette fonction était-ce une évidence ou un concours de circonstances pour vous ? J’aime à dire que j’ai réussi trois concours dans la vie, celui de l’Ecole Navale, celui de l’Ecole de Guerre et celui du concours de circonstances. Ce n’était pas une évidence d’arriver aux plus hautes fonctions dans la Marine, c’est comme la vie, c’est toujours un concours de circonstances. Généralement, à mon époque, quand on était enfant, on rêvait de devenir gendarme, pompier, pilote de chasse… Personnellement, je voulais être pilote de chasse. En âge de réaliser ce souhait, cela ne s’est pas fait. Je n’avais pas l’aptitude médicale requise pour être pilote de chasse. On a tous des rêves, des passions, des objectifs et on ne peut pas toujours les exaucer, en l’occurrence il n’y a pas une égalité totale entre les personnes car les qualités physiques sont par nature inégales. Et après les classes préparatoires du Prytanée national militaire, j’ai donc choisi de rejoindre l’Ecole Navale. Un choix déterminé ni par un historique familial ni par des connaissances maritimes ou navales avancées. En effet, si je devais caricaturer, je savais à peine la différence entre bâbord et tribord à l’époque où j’ai été admis dans cette Ecole. Au travers de l’Ecole Navale, je voyais le fait d’être acteur, de bouger, de voir s’ouvrir de grands horizons. Et le système de formation est réputé pour développer les qualités techniques et également humaines de ses élèves. Tous ces éléments étant alignés avec mon tempérament, cela m’a conduit à faire ce choix. Dès le début, ce n’était donc pas une évidence de rejoindre les rangs de la Marine mais un sentiment d’adéquation entre les opportunités offertes par l’Ecole Navale et mon caractère. Je suis entré à l’Ecole Navale non pas pour devenir Amiral mais pour y faire un métier. En sortie d’école d’application (la mythique Jeanne d’Arc), j’ai eu ma première affectation en Nouvelle-Calédonie, où j’étais officier en troisième puis officier en second sur un petit patrouilleur, (La Dieppoise) (ndlr. pour retrouver les grandes étapes de son parcours, reportez-vous à la note en fin d’interview) . Cela correspondait à mes attentes : volonté d’action, volonté de mouvement, capacité à endurer. Puis le processus d’évolution et de sélection se fait au fur et à mesure du temps grâce à un système d’évaluation et de notation qui permet de faire ressortir de manière objective et élaborée les ressorts techniques et humains de chaque individu. Et c’est en pratiquant mon métier que je suis devenu Amiral. Quand je dis que c’est un concours de circonstances, c’est bien parce que cette évolution n’a été que la conséquence de l’exercice de mon métier. C’est ainsi le fruit d’une sélection dans le temps, et mon profil était en adéquation avec les besoins des armées et de la Marine à ce moment-là. Le concours de circonstances, cela existe partout, tout le temps, il faut savoir l’accepter, le prendre en compte, et… travailler ! A quoi ressemble l’équilibre de vie de Jacques Launay, l’homme également Amiral ? Tout d’abord, être marin ce n’est pas un métier où il faut compter les heures. Le premier apprentissage c’est “faire du quart”. Un quart c'est la fraction de temps pendant laquelle une équipe est de service ou de faction aux commandes, aux manœuvres, à la veille et la sécurité d'un navire ou à son entretien. Pendant un quart, Il s’agit d’une veille continue pour par exemple vérifier que le bateau reste dans son cercle de mouillage, c’est ce que l’on apprend dès les premiers jours. Et lorsque l’on finit son quart entre 4h et 8h du matin, au lieu d’aller se coucher, comme il s’agit du début de la journée, on enchaîne et puis on est pris par d’autres tâches et ainsi de suite. C’est réellement un engagement total, nous sommes en quelque sorte « otages » du bâtiment (ndlr. nom donné dans la marine pour désigner des navires de guerre) . Notre environnement, c’est la mer et l’océan et nous nous y consacrons à 100%. Il n’y a pas d’équilibre, le contrat c’est vivre en mer. Notre temps est entièrement consacré à notre métier, y compris lorsque l’on dort. Par exemple, si vous dormez et que le sous-marin change d’immersion, ça s’entend, la coque vous le dit, et cela peut vous indiquer un changement de posture. Le bateau vit et vous partagez votre part avec l’équipage. Ainsi chaque jour, il faut faire preuve d’une faculté à rester éveillé, à être en alerte, à être vigilant. Cette faculté s’exprime en particulier dans la spécialité de “détecteur” que j’ai exercée, lorsque l’on doit détecter puis identifier tout ce qui vole ou navigue autour de nous, au-dessus ou au-dessous de nous. Pour réaliser cette mission de détection, il faut : • Connaître son environnement • Comprendre son environnement • Evaluer son environnement • Faire le tri dans ce que nous captons afin de déterminer ce qui est une menace ou non La notion d’équilibre personnel est difficile à définir en mer, il convient simplement de se ménager des instants plus personnels avec les lectures, les correspondances privées avec la terre lorsque cela est possible, des moments de convivialité avec ses collègues et l’équipage. Il reste que la mission dicte le tempo des activités de tout l’équipage. En revanche, lorsque nous sommes à terre, l’équilibre de vie de famille retrouve de son sens. Le rythme des journées correspond plus aux us et coutumes « normaux » : on vient le matin au bureau, on en repart le soir, (sauf si l’on fait du quart de nuit à quai, par exemple en assurant la surveillance et la conduite d’un réacteur nucléaire). Cela s’apparente plus à un équilibre qui est celui de cadre ou de manager dans une entreprise ou dans le secteur public. Pour retrouver cet équilibre familial, il faut prendre en compte un élément important : la distorsion entre la réalité d’une opération militaire, d’une mission en mer, et celle de la vie familiale. Quand on est en mer pendant longtemps, le “chez soi”, c’est-à-dire notre famille qui reste à terre, ne vit pas dans le même univers que nous. Le retour sur terre est délicat. Pour se comprendre avec sa famille, il faut parler et s’écouter. Le risque c’est que la famille à terre ait le sentiment d’être abandonnée et que le militaire de retour sur terre ne se sente pas compris. Il faut une véritable force de patience et d’écoute pour réconcilier deux réalités si différentes, mais bien présentes, et ainsi trouver un équilibre de vie. Quels sont les enseignements issus de votre expérience militaire qui pourraient aider les dirigeants d’entreprise de la société civile ? Le facteur humain est clé dans la réussite d’une entreprise, quelle qu'elle soit. • Qui souhaite-t-on recruter ? • Quelles sont les aspirations de ces recrues ? Voilà les deux premières questions à se poser. Ensuite il faut les former et donner du sens à ce que nous entreprenons ainsi que des objectifs concrets. Et il faut consacrer du temps à son personnel afin de bien les connaître. Pour illustrer cette connaissance des personnes, dans la Marine, il y a des inspections générales sur des bâtiments, où l’on présente le matériel, le bateau, les unités à l’Amiral. Le capitaine de compagnie qui présente son service doit être capable de présenter chacun de ses hommes et doit connaître a minima d’où vient telle personne, son parcours, son rôle précis dans la mission, ses aspirations, ses volontés de progresser. Il faut prendre le temps et savoir écouter. Savoir écouter, c’est écouter les ambitions, les souhaits, le cadre de vie de ses hommes. Connaître les faiblesses et les forces de ses hommes, ce sont des choses évidentes à savoir. Sur un bateau de 200 personnes, on peut quasiment connaître tout le monde. Et si le nombre de personnes est trop important, il faut que le commandement intermédiaire applique la même exigence de connaissance des équipes. Pour l’action militaire, il faut connaître son environnement, et le personnel fait partie de l’environnement, donc il faut, je le répète, le connaître. Et dans toute entreprise, je pense qu’il faut avoir cette préoccupation de connaître les gens avec qui on travaille. L’objectif lorsque nous connaissons bien « l’autre », le collègue, le partenaire, le subordonné, le supérieur, c’est de créer une relation de confiance réciproque. De mon expérience, il y a un autre facteur qui est clé pour les dirigeants c’est le facteur opérationnel dans les moments d’engagement et de surchauffe. Dans les moments durs, il faut mettre en œuvre un processus de décisions clair et élaboré en amont. Définir quand et comment je réadapte mon dispositif pour avoir une réaction qui suit un processus déjà défini et contrôlé. Il faut avoir une vision globale de la situation et il ne faut pas décider de manière isolée, il faut être entouré des avis sur les éléments environnants. Les processus de collaboration, de contrôle et de décision doivent être des processus clairs et partagés au sein de l’entreprise. Chacun à son niveau doit connaitre le contour de son périmètre de responsabilités et celui de ceux avec qui il travaille. En opération, on a des règles d’engagement notamment pour la délégation de l’engagement du feu. Les règles d’engagement, cela désigne les directives régissant l’emploi de la force armée. Il faut une “maîtrise du feu”, et pour cela il faut suivre un processus décisionnel clair et partagé pour que le recours à la force armée soit légitime, à bon escient, et que nous ne soyons pas face à un degré d’incertitude trop fort par rapport à la situation. Un autre facteur clé est le facteur stratégique , c’est-à-dire l’analyse du temps long. C’est celui de l’échelle de temps au-delà de de l’action immédiate. Le dirigeant d’entreprise peut avoir un horizon différent de celui du dirigeant militaire qui prépare l’avenir, mais il doit également « penser loin ». A l’échelle militaire, nous devons penser la stratégie en dizaines d’années. Il faut ainsi essayer de penser ce “temps long” et éviter de s’enfermer dans un seul bilan comptable de fin d’année qui bien sûr a son importance immédiate. Pour la pérennité de l’entreprise, il faut avoir une pensée stratégique, et faire des projections de très long terme. Pour cela, il ne faut pas s’enfermer dans des certitudes, il ne faut pas non plus penser « linéaire », même si cela est plus rassurant. Le défi du dirigeant est de combiner des exercices de court terme avec des projections à 10, 15 ou 30 ans. Cette pensée stratégique de long-terme est nécessaire. Si la France a connu une défaite en 1940 lors de la Bataille de France pendant la Seconde Guerre Mondiale, cela est dû à l’absence de pensée stratégique cohérente du monde politique français, et de ses armées. Pierre Messmer, un de nos grands ministres des armées, et qui fut Premier Ministre sous la présidence de G. Pompidou, me confiait que cette défaite est l’événement le plus marquant de sa vie : “Mai 40, plus jamais ça.”, disait-il, car il s’agissait d’une défaite morale et physique pour la France, un effondrement, une absolue rupture stratégique. La vision de la construction d’un outil militaire doit être en phase avec la vision politique de l’avenir du pays. Et il me semble indispensable que les entreprises pensent le monde et contribuent à la vision stratégique de leur pays. Le risque des entreprises commerciales est de ne penser que gain économique, et d’en oublier leur rôle social et leur implication dans l’autonomie stratégique aujourd’hui plus que jamais nécessaire pour garantir la cohérence et le phasage avec les objectifs politiques. Servir, est-ce la mission première d’un leader, une mission qui passe avant celles d’innover, de décider ou encore de conduire un groupe ? Bien entendu, il faut avoir le sens du service. Une entreprise participe au service du bien commun. On ne doit donc pas commencer par “se servir” mais bien avoir en tête de servir l’intérêt général. Innover, décider, conduire un groupe sont de l’ordre de la mise en œuvre tactique. Ces tactiques ne sont que des déclinaisons d’un objectif stratégique plus général qui comprend notamment la notion de service. Servir c’est stratégique, donc oui c’est la mission première d’un leader. Pour conclure cet échange, selon vous, quel est le vrai secret pour être un bon leader ? Un peu plus tôt, je vous ai fait part de l’aspect essentiel du facteur humain dans la réussite d’une entreprise qu’elle soit militaire ou commerciale, d’avoir pour objectif de créer des relations de confiance réciproque avec son personnel. L’élément qui fait la différence se résume en un mot : la confiance. Il faut essayer de travailler dans une relation de confiance avec tous les échelons. La confiance s’accorde a priori. Et nous devons montrer que nous faisons confiance à chaque individu car cela est un gage d'engagement de sa part. Cela permettra ensuite la réussite des missions. • La confiance n’exclut pas du dialogue ferme, si nécessaire. • La confiance n’exclut pas de dire non. • La confiance n’exclut pas d’avoir des explications en tête-à-tête. Il faut avoir le courage de dire les choses, les équipes ont besoin d’avoir des leaders qui leur disent les réalités. Il faut également savoir dire les éléments moins agréables à une personne. Il faut le faire de manière bienveillante, jamais en groupe par exemple. Il faut savoir gérer le dialogue et ne pas jouer de jeu trouble : je dis ce que je vais faire, et je fais ce que j’ai dit. La notion de confiance implique également de ne pas cacher les difficultés rencontrées. C’est être courageux que d'assumer les moments difficiles en face de la base et de prendre la parole directement et non par l’intermédiaire d’un porte-parole ou d’un communiqué impersonnel. Cela contribue à respecter le pacte de confiance réciproque entre vous et chaque individu. Je remercie encore l’Amiral Jacques Launay d’avoir consacré du temps pour répondre à ces questions et ainsi nous faire profiter de la richesse de ses expériences. *Son parcours en détail : Conseiller d'Etat en service extraordinaire de Novembre 2014 à Novembre 2019, membre de la section de l'administration. Président du CA de l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire (ENAP) depuis novembre 2018. Président de formation de jugement à la CNDA. Un parcours professionnel intense, varié et passionnant de 38 ans dans la Marine Nationale et l'exercice de hautes responsabilités opérationnelles et humaines, dont 3 commandements à la mer: dragueur côtier "Pivoine" (1980-1981), Aviso "Commandant L'Herminier" (1988-1990), Frégate "La Touche Tréville" (1999-2001). Conduite des opérations avec le poste de sous-chef Opérations de l'Amiral commandant la force aéronavale intervenant en Adriatique lors du conflit du Kosovo (1999) à bord du Porte-Avions Foch, et avec les responsabilités d'Amiral Commandant la zone maritime Océan Indien (ALINDIEN) en 2007, embarqué sur le bâtiment de Commandement "Var". Relations internationales avec les postes d'attaché naval auprès de l'ambassade de France en Allemagne (1995-1998), de sous directeur affaires européennes et stratégiques au SGDN (2002-2004) , d'Amiral attaché de Défense près l'ambassade de France à Londres (2004-2006). Direction de l'état major de la marine (Major Général de la Marine) en 2008 et 2009 et contribution à l'élaboration du livre blanc 2008 et de la LPM 2009-2014. Inspecteur général des Armées (IGAM) de 2009 à 2012. De juillet 2012 à juillet 2013 pour le SEAE (service européen pour l'action extérieure) dans la corne de l'Afrique: mise en place et direction à Djibouti et dans les antennes régionales, de la Mission civile régionale de l'Union Européenne "EUCAP NESTOR", de renforcement des capacités maritimes des pays hôtes, avec compétences pour Djibouti, la Somalie, le Kenya, les Seychelles, la Tanzanie. Missions d'études et/ou d'audit sur des projets complexes ( programme de la Commission UE de sécurité maritime dans le Golfe de Guinée ) ou sur des organismes opérationnels (Fondations) en 2013/2014.